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Autour de Raman Raghav 2.0

Publié vendredi 27 janvier 2017
Dernière modification samedi 28 janvier 2017
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Par Brigitte Leloire Kérackian

Dossier Festival de Cannes 2016
◀ Les stars indiennes à Cannes 2016
▶ Interview de Mme Bijaya Jena

La Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes a sélectionné en 2016 le dernier thriller d’Anurag Kashyap. Inspirée d’un tueur en série des années 60, Raman Raghav, il crée une fiction haletante entre un policier drogué et corrompu nommé Raghavan et Ramanna, un meurtrier dépravé. Cette poursuite perverse et sanglante confronte deux excellents acteurs : Nawazuddin Siddiqui (Gangs of Wasseypur entre autres ) et Vicky Kaushal (Masaan), dont les précédents films ont déjà été présentés à Cannes dans la Quinzaine.

Le serial killer de l’époque avait créé une véritable psychose dans la ville de Bombay à cause de la cruauté des assassinats. L’affaire avait eu un énorme retentissement.

Attention, spoilers !

Conférence de presse après la projection du film en VO sous-titrée : Quinzaine des réalisateurs, Festival de Cannes 2016 — le 16 mai 2016.

Anurag Kashyap : Le film raconte l’histoire vraie d’un serial killer et je voulais depuis très longtemps mettre cette histoire en images, mais cela demandait un budget élevé puisque l’idée d’origine était celle d’un film d’époque.
Je me suis dit en écrivant le scénario que je pourrais le transposer dans un contexte contemporain. Il y a une résonance politique avec ce qui se passe en Inde actuellement. Ce personnage effrayant qui terrorisait tout le monde poussait les gens à ne plus sortir de chez eux. En fait, ce meurtrier n’avait pas d’autre choix que de tuer alors que le policier qui, lui, a son statut et une forme de respectabilité, agit de la même manière. En ce moment, en Inde, des meurtres arrivent pour des raisons religieuses, politiques. L’assassin du film avance l’argument que, lui, il est pur car il tue dans l’unique intention de tuer, dans la simplicité du geste. La polémique naît de ce postulat.
Au fur et à mesure que l’écriture avançait, il apparaissait que ce thème devenait central.

Question : M. Siddiqui, comment êtes-vous entré dans le personnage ? D’autres faits divers en Inde ou dans le monde vous ont-ils aidé à façonner ce personnage ?
Nawazzudin Siddiqui : Il m’a été très difficile d’aborder ce personnage car sa façon de penser et sa philosophie sont totalement différentes de celles d’une personne normale. Pour ce rôle je me suis isolé pendant deux jours loin de Bombay, et ensuite j’ai réalisé que je m’en étais imprégné. Pendant ce temps de préparation je me suis rendu compte que la frontière entre le bien et le mal s’était estompée.
Anurag Kashyap : Avant d’avoir la version moderne, Nawaz savait qu’il allait jouer le personnage original de Raman Raghav, un personnage des années 60. Pendant cinq ans, Nawazzudin Siddiqui a eu le temps de lire et de relire le scénario et il s’est complètement inspiré de l’histoire réelle. Tous les aspects sordides du tueur étaient relatés. Cette homme a vraiment violé et tué sa sœur, et il utilisait un pied de biche comme arme. Ces éléments l’ont nourri pour préparer son jeu.

Question : Concernant la fin du film et son retournement de situation avec le méchant qui devient presque moins méchant : comment est venu ce thème du meurtre final qui devient encore plus ignoble ?
Anurag Kashyap : Cette fin devient intéressante en montrant que ce n’est pas le méchant qui tue. L’idée de ce dernier meurtre est de rejoindre dans une phase ultime son alter ego. Il doit assumer son meurtre pour des raisons personnelles.

Question : Pourquoi y-a-t’il des séquences dans le film avec des chapitres ?
Anurag Kashyap : Comme nous n’avions pas le financement pour les différentes liaisons, c’est une astuce que nous avons trouvée. J’aurais aimé mieux suivre l’évolution des personnages, donner des repères sur leur passé et leur futur, et l’entrecroisement des parcours de ces personnages. On devait mettre en image des passages assez longs et finalement il fallait les tourner en deux jours par manque de moyens. Par conséquent, on a condensé des éléments du récit, et pour pouvoir les juxtaposer on a trouvé cette pirouette narrative.

Brigitte Leloire Kérackian : Est-ce que ce personnage qui parle de la pureté du meurtre n’est pas pour le spectateur un alibi pour s’approprier l’immoralité de l’assassinat ?
Anurag Kashyap : Pour moi la frontière de la moralité est constamment changeante et personnelle. Chaque personnage a son propre concept de moralité. Les meurtres commis par Raman s’inscrive dans sa sphère de moralité. C’était d’ailleurs la difficulté de Nawazzudin Siddiqui lors de la préparation. Je revenais régulièrement sur l’idée que la moralité du personnage était différente de la sienne. Il fallait juste accepter de se placer dans une autre perspective. Et pour le public aussi. Personne n’a la même vision de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas.

Question : La musique m’a impressionnée car elle colle totalement au récit et on dirait que c’est votre propre musique.
Anurag Kashyap : La musique est très important car en Inde, c’est une partie de nous-même. Je refuse de faire un film sans musique et je travaille en étroite collaboration avec mon directeur musical. Mais je le fais différemment de mes contemporains. Pour Raman Raghav je voulais qu’elle ponctue le film.
Nous avons pris le temps de préparer la bande sonore dans la postproduction, et vous êtes les premiers à l’entendre ce matin car on l’a terminée tout récemment.




Interview de Nawazuddin Siddiqui

Brigitte Leloire Kérackian : Vous venez à Cannes pour la troisième fois, que ressentez-vous ? Y a-t-il des choses qui ont changé ?
Nawazuddin Siddiqui : Pas vraiment, non ! Je suis touché par ce nouveau passage ici. Dans Raman Raghav mon personnage joue un genre de golfeur. L’histoire très personnelle et originale touchera le public car c’est un état d’esprit très particulier.

BLK : Depuis 2013, on vous a vu dans un nombre incroyables de grands succès : Bombay Talkies, Mountain Man, Badlapur, The Lunchbox, Bajrangi Baijaan ! Votre actualité tourne autour de Raman Raghav ici à la Quinzaine des Réalisateurs. Comment avez vous travaillé ce rôle ? Avez-vous visionné des films particuliers ?
Nawazuddin Siddiqui : Si Mountain Man demandait une énergie physique exceptionnelle pour assumer les scènes décalées dans le temps, Raman Raghav était exigeant mentalement. L’état d’esprit de Raman était tellement complexe qu’il m’a été très difficile de me mettre en phase avec sa nature. Cet homme a tué 27 personnes à Bombay, dans le bidonville de Dharavi dans les années 60. C’est avec l’aide de mon réalisateur Anurag Kashyap que j’ai préparé mon jeu. J’ai fait des recherches sur les tueurs en série pendant des semaines.

Avant notre tournage, je me suis isolé pendant deux jours complètement en dehors de Bombay. Physiquement, c’était acceptable. Mais psychologiquement, j’ai fait face à des émotions perturbantes. Me synchroniser à ce genre de mentalité a été une réelle épreuve. Je n’ai jamais surmonté de moments aussi difficiles.

BLK : En quoi est-ce que cette histoire est différente d’autres histoires de serial killers ? Pourquoi avoir accepté ce rôle ?
Nawazuddin Siddiqui : Raman Raghan a son propre monde, une forme de logique. Il est absolument convaincu de vivre dans ce monde-là, mais pas dans la réalité. Son imagination l’habite ! Il a une relation très personnelle avec ce policier. Quel que soit le rôle pour lequel Anurag me sollicite, j’accepterai. Il a lancé ma carrière !

BLK : Après tous les films énumérés que vous avez joué pour Anurag Kashyap, comment parvenez-vous à renouveler votre collaboration ?
Nawazuddin Siddiqui : Professionnellement, c’est un réalisateur surprenant. Il me jette une balle et je dois la relancer. Il me connaît très bien. Les gens s’imaginent que nous sommes des amis très proches mais c’est faux ! En revanche, je le connais très bien, et sûrement mieux que beaucoup, et réciproquement !

Pendant les prises, je sais intimement ce qu’il attend de moi ! Je ne saurais pas bien nommer cette relation, mais cela concerne une créativité qui émerge facilement quand on est ensemble.
J’ai un projet de film avec Ritesh Batra, avec qui j’avais déjà tourné The Lunchbox.




Interview d’Anurag Kashyap

Brigitte Leloire Kérackian : Que ressentez-vous de participer pour la troisième fois à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes ?
Anurag Kashyap : Un sentiment très agréable bien sûr ! Être sélectionné ici me donne le sentiment que mon film sera bien accueilli ! Le comité de sélection est toujours très encourageant à mon égard.

BLK : Pensez-vous qu’il existe une sorte de formule permettant d’atteindre la sélection dans la Quinzaine ? Est-ce que vous proposez aussi votre film aux comités d’Un certain Regard ou à la Semaine de la Critique ?
Anurag Kashyap : Je réalise des films de genre et je pense que c’est le meilleur comité pour présenter ma candidature. Je me concentre sur un type de jury et je ne cherche pas particulièrement à aller à Berlin ou à Venise, par exemple.

BLK : Vous avez pensé à ce film pendant cinq ans avant de le réaliser : comment avez-vous été attiré par cette histoire ? Avez-vous rencontré les enquêteurs qui l’ont poursuivi ?
Anurag Kashyap : J’avais le scénario depuis cinq ans mais dès que j’ai débuté le tournage, la réalisation a été très rapide.
Ce personnage m’a fasciné ! Sa manière d’être est étrange mais aussi son apparence peut être convenable ! J’ai eu accès au dossier complet, aux rapports écrits à son sujet pour préparer mon script. J’étais en contact avec le réalisateur de Badlapur, Sriram Raghavan, qui avait fait un court-métrage sur ce personnage.
Comme je lis beaucoup de livres de fiction et de rapports de recherche, cela alimente mon imagination et je synthétise puis j’écris le scénario. Ces personnes sombres, terribles me fascinent. Qu’est-ce qui est arrivé précisément ? De quelle manière ? Quels détails sont reliés aux événements ?

BLK : Les choix esthétiques sont flagrants même dans les plus grandes cruautés. N’êtes-vous pas en train d’atteindre la limite des comportements humains par ce récit ?
Anurag Kashyap : C’est une manière de ne pas dégoûter le spectateur mais cela reste dangereux ! Je cherche à repousser des frontières et à voir jusqu’où il est possible d’aller. Il me semble que cela reste raisonnable. Suggérer l’action au spectateur est toujours plus efficace que de filmer l’acte dans son évidence. J’ai une confiance absolue dans l’imagination des spectateurs qui vont saisir la dimension sous-jacente à l’image. Ils imaginent forcément le pire !
Dans la réalité il a vraiment violé et agressé sa sœur. Dans la fiction que j’ai créée, il y a la scène avec l’enfant !

BLK : Vous avez demandé à vos acteurs d’aller fouiller des sentiments, des attitudes très négatives, leurs part personnelle de violence…
Anurag Kashyap : Je fais face à ma part d’ombre. Je l’explore. Peu de gens cherchent à la connaître, mais je ne veux pas l’escamoter.
Pendant la préparation nous échangions énormément avec les acteurs. Ce travail est excitant. Quand nous tournons ensemble, chaque scène est étudiée de façon isolée. Les prises de vue concernent un personnage à la fois et nous insufflons les sentiments, le contexte pour créer ce moment intense.
Les scènes sombres et implacables ne durent pas tant que cela, mais une fois le montage terminé, l’ensemble donne cette histoire terrible. Chaque passage est très écrit car nous avions peu de temps pour tourner.

Je recherche l’esthétisme et la beauté pour mes films. En l’absence de support d’autres studios, nous avons auto-financé le projet. Phantom est le seul producteur. Vicky Kaushal est un très bon acteur et il est totalement sincère. Nous avons une confiance mutuelle.

BLK : C’est votre troisième collaboration avec l’acteur Nawazzudin Siddiqui. Il semble que ce film l’ait beaucoup éprouvé.
Anurag Kashyap : C’est notre quatrième film ensemble, mais en tant que producteur la collaboration est encore plus importante. C’est ma muse d’une certaine façon ! On souffre tous dans notre art ! Et pourtant, il en ressort quelque chose ! Après mon introspection sur ma part d’ombre, réaliser des films me permet de me dépasser et de m’améliorer !

BLK : Comment vous est venu l’idée d’introduire la confrontation avec le policier dans cette histoire ? N’est-ce pas un récit de manipulation ?
Anurag Kashyap : Le processus de création de l’histoire s’est fait naturellement. Le miroir du personnage du policier s’est progressivement imposé comme le double, l’alter ego du meurtrier.

Pour moi, c’est une quête de l’amour véritable avec un grand A ! Dans une scène cruciale, un homme découvre l’objet de son amour et attend patiemment qu’il le remarque, qu’il le reconnaisse. Il attend le moment propice. Silencieusement, il guette pour que les circonstances lui soient favorables. On atteint ainsi un paroxysme.
Je considère que les ténèbres sont attirantes et nous ne devons pas les craindre. En vous confrontant à vos propres ténèbres, vous parvenez mieux à vous contrôler. Par ce contrôle, vous pouvez choisir de lâcher prise.
Ce n’est pas une obligation mais un choix !

BLK : Vos productions ont eu un succès retentissant : The Lunchbox, Queen, Masaan ! J’ai lu que maintenant, lancer sa société de production indépendante était devenu quasiment impossible en Inde !
Qu’est-ce qui vous pose le plus de difficultés : produire ou réaliser ?

Anurag Kashyap : Tout ce qui ne concerne pas la réalisation est difficile ! Produire est vraiment compliqué. Je voudrais produire moins et diriger plus.
Je préfère déléguer à mes partenaires ces activités de production. La réalisation est ce que je préfère. Mon projet à venir est Udta Punjab [1], un mélodrame. Hasee to Phasee et Lootera étaient des films romantiques qui ont assez bien marché !
Maintenant j’aimerais ne faire que des thrillers. Mon prochain film n’aura que des personnages féminins car je pense que le public est prêt pour ce changement. Nous créons aussi notre société de distribution car nous avons compris qu’un obstacle majeur est la distribution, nous œuvrons donc pour surmonter ce problème.


[1Le film est sorti en France en juin 2016.


Propos recueillis et traduits de l’anglais par Brigitte Leloire Kérackian. Mai 2016.

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