]]>
La critique de Fantastikindia

Par Madhuri - le 25 octobre 2015

Note :
(9/10)

Article lu 1006 fois

Soyons honnêtes, quand j’ai lu le synopsis de Court, je me suis dit qu’un film qui relate un procès avait, a priori, de grandes chances d’être ennuyeux.
Le soir de la séance il pleuvait et faisait froid et je sentais une flemme aigüe m’envahir mais je voulais quand même voir ce film au palmarès impressionnant. J’ai donc bravé la tempête et me suis confortablement assise dans la salle de cinéma.

En France, Court a fait l’ouverture du festival Eté Indien, organisé par Aanna Films, au cinéma Gaumont Opéra. Il avait déjà été présenté lors du festival Extravagant India en début d’année et a raflé de nombreux prix à travers le monde ainsi que dans son propre pays où il a été très bien accueilli.

A mon arrivée, la salle est plutôt vide mais je sens le public très enthousiaste et excité d’être là. Dehors du tchaï et des samosas tous chauds attendent… En playlist, la bande originale du film Devdas nous met de suite dans l’ambiance, bienvenue en Inde ^^

Le film démarre et là, "Oh, surprise !", c’est une pépite !
Je ne saurais expliquer comment le réalisateur Chaitanya Tamhane est arrivé à ce résultat mais Court est d’une richesse incroyable.
La mise en scène est sobre, ultra-réaliste et proche du documentaire parfois, mais elle en dit long sur la société indienne. Le regard porté sur les personnages, très différents les uns des autres, est d’une grande humanité et les rend tous sympathiques, bien qu’on ne soit pas toujours d’accord avec eux.

Tout commence avec l’arrestation de Narayan Kamble (Vira Sathida), poète et chanteur folklorique aux textes quelques peu révolutionnaires, alors qu’il est en pleine représentation dans un quartier de Mumbai. Son avocat, Vinay Vora (Vivek Gomber), s’empare de l’affaire et apprend les raisons de cette arrestation : Narayan est accusé d’être responsable de la mort d’un égoutier qu’il aurait exhorté à se suicider par le biais d’une de ses chansons. Les charges retenues contre le poète peuvent paraître fantaisistes mais il s’agit là d’une affaire grave que nous allons suivre pas à pas à la "lower court" de Mumbai (l’équivalent de notre tribunal de grande instance).

En parallèle de ce procès, on découvre un bout du quotidien de chaque protagoniste, comme autant de portraits variés de mumbaikars, les habitants de cette mégapole.

Il y a l’avocat Vinay Vora, célibataire et issu d’une famille middle-class plutôt aisée. Il sort avec ses amis dans les bars branchés, écoute du jazz dans sa voiture, rend souvent visite à ses parents mais mène une vie plutôt solitaire et dédiée à son métier.

Il y aussi la procureur de l’État, Nutan (Geetanjali Kulkarni), mère de famille conservatrice, qui emmène ses enfants et son mari voir des pièces de théâtre à la gloire du Maharashtra (État indien dans lequel se passe l’histoire). Le genre de dame plutôt avenante qui discute chiffons avec ses voisines de train mais qui mettrait volontiers l’artiste trublion derrière les barreaux pour au moins 20 ans (oui, tout ça pour une chanson, ça fait froid dans le dos !)

Le principal intéressé, Narayan Kamble, apparaît assez peu dans le film (incarcéré, il n’assiste pas au procès). Il donne des cours de poésie dans une école et organise des ateliers de chansons folkloriques.
Il se produit aussi assez souvent en public (on le surnomme d’ailleurs le poète du peuple) et on découvre qu’il n’en est pas à ses premiers démêlés avec la justice. Il incarne ici la victime, le bouc émissaire contre qui l’état s’acharne et qui paie très cher sa liberté de penser et de chanter.

On entrevoit aussi la dure vie de la femme de l’égoutier décédé, à travers son récit devant la cour. Vivant dans des quartiers insalubres, ces familles sont en proie à la violence, l’alcoolisme, des conditions de travail déplorables et la peur quotidienne de mourir.

Tout à fait à l’opposé, et comme pour clore cette fenêtre ouverte sur la société indienne, le juge Sadavarte (Pradeep Joshi) part se reposer (en famille dirait-on) dans un complexe hôtelier à la végétation luxuriante. Brahmane, sa confiance dans les pierres précieuses et dans la numérologie, comme solution aux maux d’un petit garçon, prête à sourire…

Durant tout le film on jongle entre plusieurs langues, ce qui participe à rendre les échanges compliqués entre les parties et brouille les pistes pour l’avocat de la défense. La procureur parle marathi, Vinay Vora parle gujarati, certains témoins parlent hindi et le procès a lieu en anglais. Niveau communication on a vu mieux !

Cette affaire a la particularité de nous donner un aperçu des subtilités et aberrations du système judiciaire indien, construit à cheval entre son passé colonial et une organisation traditionnelle complexe. Contradictions, incompétence et corruption s’ajoutent à cet appareil qui, loin de rendre justice, fabrique les injustices.

On discerne aussi des tensions inter-ethniques et communautaires ainsi qu’un patriotisme et régionalisme exacerbés (jusque dans la vie privée de la procureur). Malgré tout, beaucoup de situations sont drôles tant elles sont insensées, et chaque avocat fait son intervention avec un détachement étonnant.

Le ton général du film est d’un calme absolu. Les affaires s’enchaînent à la cour où les gens restent impassibles (beaucoup somnolent aussi), assommés par la chaleur étouffante de la ville et où seuls les klaxons de l’extérieur viennent troubler le silence. Les interventions publiques et répliques du poète, vivantes, révoltées et provocatrices contrastent d’autant plus avec cette société anesthésiée et depuis longtemps résignée.

Au-delà du film, il y a une vérité dévoilée avec subtilité aux spectateurs.
Faire un film sur la justice indienne, ça n’est pas simple.
Déjà parce que le système en lui-même est compliqué à comprendre et à expliquer et aussi parce qu’en parler c’est, quoi qu’il arrive, mettre en avant ses lacunes.
De plus, il est impossible de parler de justice sans parler de politique, surtout dans un pays où la communauté dominante (hindoue) a tendance à écraser les autres.
Susceptibilités des castes et des sectes, paranoïa de l’Hindustan vis à vis de sa sécurité intérieure et des minorités, systématiquement mises dans la case terroriste, autant d’éléments qui ramènent à la réalité et qui poussent à se demander si la liberté d’expression existe bel et bien dans ce pays censé être la plus grande démocratie du monde.

Encore plus étonnant, il y a le chemin qu’a parcouru ce film depuis sa sortie.
En effet, encensé par la critique dans son propre pays (chose plutôt inhabituelle pour ce genre de film), il a reçu pas moins de 18 prix à travers le monde et a été couvert d’éloges par les journalistes de tous bords.

Le jeune réalisateur Chaitanya Tamhane (28 ans), dont c’est ici le premier long métrage, est un autodidacte et il a réussi un coup de maître !

Poussé et financé par un de ses acteurs principaux, Vivek Gomber, Chaitanya a mis 4 ans à concrétiser ce projet.
Pour l’écriture du scénario, il dit s’être inspiré de l’affaire Jiten Marandi, un chanteur accusé et condamné à mort lors d’un procès fabriqué de toutes pièces.

Jamais il n’aurait imaginé que ce premier film prendrait autant d’ampleur.

Nous on n’a qu’une envie, c’est qu’il en fasse un autre !



Bande-annonce internationale

Commentaires
3 commentaires