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Interview de Ritesh Batra

Publié vendredi 31 mai 2013
Dernière modification vendredi 31 mai 2013
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Par Brigitte Leloire Kérackian

Dossier L’Inde au Festival de Cannes (Stars & Soirées)
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Ritesh Batra, le réalisateur de The Lunch Box, présenté à la Semaine de la Critique, s’est plié à une séance de questions-réponses à laquelle participait Brigitte Leloire Kérackian ainsi que trois autres journalistes.

Ritesh Batra : En 2007, je travaillais sur un documentaire sur les Dabbawallas de Bombay (livreurs de repas). Le système de livraison est unique à Bombay, il a été mis en place il y a 125 ans. C’est une profession qui se transmet de père en fils ; ils viennent tous du même village en dehors de Bombay. Je me suis investi parmi eux pendant une semaine et des liens d’amitié se sont tissés. Ils ont commencé à me donner des détails sur les personnes confiant leurs repas, les épouses et leurs maris. Par exemple, ils me disaient que dans telle maison, la belle-mère décide ; que dans telle autre, l’épouse essaie une nouvelle recette chaque jour ; ou bien cette gamelle qui sent la même chose tous les jours ; ici, c’est de la nourriture toute prête mise dans la gamelle. Finalement, j’étais plus intéressé par ces petites anecdotes que par le documentaire, et j’ai commencé à écrire un script en 2007.

Question : Aviez-vous entendu parler des erreurs qui parfois se produisent ?
Ritesh Batra : Le système, dans l’univers chaotique de Bombay et de l’Inde, est incroyablement efficace. C’est une des activités qui fonctionne en Inde en tous cas.
Les Dabawallas avec lesquels j’ai travaillé en 2007 sont tous dans le film. Nous les avons filmés sur place, car on ne pouvait pas faire autrement. Avec une petite caméra, nous nous sommes adaptés pour cette partie de l’histoire. Ce n’était pas tourné comme un documentaire, mais plutôt comme « la photographie de la vie sauvage », en se montrant patient, en prenant le temps d’attendre.

Chaque jour, environ 250 000 Dabbawallas transportent des gamelles. La plupart sont illettrés et ils ont un système de code couleur, de lettres et de nombres. Statistiquement, il y a une erreur sur un million de livraisons.
Est-ce une erreur ou un miracle ? On ne l’explique jamais. La réponse vous appartient. La magie ressort dans le film et c’est venu naturellement dans l’écriture.

Question : Vous semblez garder une fascination pour cet aspect anachronique de la vie à Bombay : les lettres manuscrites, les gamelles livrées quotidiennement. L’Inde est un des pays en mouvement perpétuel, ouvert sur la technologie. Vous montrez ces échanges épistolaires du siècle passé.
Ritesh Batra : L’Inde vit plusieurs périodes au même moment, l’époque actuelle et celle d’il y a 2 décennies. L’histoire raconte la vie de deux personnes qui appartiennent à des périodes différentes. Tant de choses ont changé dans les 2 dernières décennies. Ce film raconte deux personnages solitaires et restés dans le passé, qui s’adaptent difficilement à notre époque. Le seul moyen de communication à leur disposition devient ces lettres. C’est une échappatoire. La nostalgie vient aussi du fait que tout a changé trop vite. Il y a un tel dynamisme à Bombay. La seule manière de comprendre ce qui nous arrive passe par ces histoires pour intellectualiser ce mouvement. Mais émotionnellement, il est important de comprendre les choses que nous avons perdue, bonnes et mauvaises.

Question : Dans les films indiens en général, la tradition habituelle montre l’épouse qui reste à la maison sans rapport avec l’extérieur. Ici, elle entre en relation avec un homme hors de la famille, n’est-ce pas la rupture d’un tabou ?
Ritesh Batra : Dans l’Inde moderne, je ne pense pas que ce soit un tabou. Il est simplement improbable qu’une telle amitié naisse dans cette société. Un miracle ou une erreur sur un million de repas distribués est un événement qu’on a envie de suivre dans ce film.

Question : La solitude des personnages au milieu de la foule est mise en évidence. Est-ce ce que vous le constatez ?
Ritesh Batra : La vie urbaine génère cette situation que nous subissons. Cela m’est venu en écrivant et en faisant le film. Les gens sont ces gamelles, ils traversent les lieux comme elles. Cette histoire parle de gens qui deviennent autre chose que leur gamelle grâce à cette prise de contact. Ils démarrent comme elle, sans contrôler leurs destinées ni leurs vies, prises dans l’engrenage du super système de transport mis en place. Soudain, un événement se produit et ils deviennent autre chose que ces gamelles.

Question : Ce film est-il destiné à un public indien ou plus international ?
Ritesh Batra : Tous. Quand je lis les critiques, il y a un intérêt international. Nous avons cette industrie florissante de Bollywood, avec un format établi. Des niches existent ce qui signifie en Inde des millions de spectateurs possibles. Nous adorons les happy end, et ce film peut être vu comme un happy end si vous êtes optimiste. En tournant, j’ai trouvé que c’est une histoire très locale avec ces personnages-là ! Leurs conflits sont indiens.

Question : Concernant le jeu exceptionnel de vos acteurs, vous avez obtenu une très belle sincérité dans leur interprétation dans cette confrontation qui risque ou pas de se résoudre. Comment les avez-vous guidés à travers le script ?
Ritesh Batra : Notre mantra sur le tournage était : le moins est un plus. Nous nous sommes rencontrés si souvent tous ensemble pendant des heures car nous nous sommes tous investis intensément. Mais le process fut différent pour chaque acteur. Avec Irrfan Khan , on pouvait parler 5 heures d’affilées pendant les préparatifs et parfois, il prenait le script et le suivait page par page. Puis il se remémorait des détails de sa propre arrivée à Bombay, cela pouvait m’inspirer et je pouvais réécrire une scène avec certains éléments, ce qui lui donnait un fil conducteur facile à suivre. De même avec Nawazzudin Siddiqui, il me racontait ce que sa mère lui répétait et on pouvait s’en servir ou bien revenir au script.

Nimrat Kaur est une actrice brillante et célèbre à Bombay et je l’ai vu dans 2 de ses pièces. Nous avons mis 2 mois à faire le casting pour ce rôle et puis je l’ai vue jouer. Nous avons fait la décoration de cet appartement 3 mois avant le tournage, nous y avons fait de nombreuses répétitions avec la petite fille. Elle avait besoin de se sentir chez elle et elle a trouvé son fil conducteur. Nous avons eu la chance de disposer des lieux longtemps avant le tournage.

Question : L’interprète de la voisine est-elle célèbre en Inde ?
Ritesh Batra : C’est en relation avec ma nostalgie et ce que raconte aussi le film. Bharati Achrekar faisait partie d’un célèbre show de la télévision des années 80, une comédie sur une famille de la classe moyenne. Elle y jouait l’épouse qui tentait de se débrouiller à Bombay à l’époque. Sa voix m’est toujours restée. Donc en écrivant, je me suis demandé si elle aurait envie de participer au film ne sachant pas si cela lui plairait. Quand elle a lu l’histoire, elle a accepté ce rôle et m’a dit qu’elle viendrait pour l’enregistrement. Mais j’ai refusé, je lui ai dit que j’avais besoin d’elle sur le plateau avec nous, dans la pièce attenante pour capter sa voix. Tout a fonctionné très bien, car elle se trouvait dans la pièce à côté. Elle devient un peu l’héroïne dans certaines scènes.

Question : Comment avez-vous eu l’idée de ne jamais l’exposer à l’écran ?
Ritesh Batra : Pendant l’écriture, je ne me suis pas vraiment posé la question du besoin de la voir ou non. Elle n’a pas confiance en son instinct au début, et elle est une gamelle, sans contrôle sur sa vie. Elle a besoin de cette force extérieure pour la guider. La voisine maintient son mari comateux et veut le faire renaître. Sa voix a plus de force que sa présence physique.

Question : Vous n’avez pas rendu votre photographie séduisante, plutôt réaliste, pas du tout comme The Best Exotic Marigold Hotel ou Slumdog Millionnaire. Étant donné que c’est une coproduction internationale, vous auriez pu être tenté de créer une image plus attirante, mais vous avez gardé le côté naturel de Bombay. Avez-vous eu quelques pressions pour rendre plus séduisante la photo ?
Ritesh Batra : En fait, je l’ai fait. Bombay est une telle tapisserie cinématographique, vous pouvez installer votre caméra partout. Sa couleur, son chaos, son énergie sont attrayants. Mais nos personnages sont inadaptés et nous voulions entrer dans « leur » Bombay. Ils sont juste là et nous devions les accompagner. Les personnages ont conduit l’action. Nous avons essayé de faire chaque scène en une prise.

Quand le personnage d’Irrfan contemple sa gamelle dans son bureau, c’est un bouleversement pour le personnage. Et il commence à s’intéresser à cet objet, cette nouveauté dans sa vie. Nous avons fait 5 prises. Nous avions prévu de faire des plans de coupe avec son voisin qui s’y intéresse aussi. Nous avions placé la caméra et nous attendions que quelque chose émerge des acteurs. J’avais l’impression que vous ne pouviez pas détacher vos yeux de ces acteurs, ils ont l’air d’être comme nous. En plus, ils détiennent le savoir. Par exemple, je ne fume pas, et Irrfan a cette aisance en fumant, tout comme Nawazzudin. Ce fut une chance d’avoir ces acteurs qui vous magnétisent tout en étant comme nous.

Question : Que signifie pour vous votre présence à la Semaine de la Critique à Cannes pour le centenaire du cinéma indien ?
Ritesh Batra : Ce serait aussi excitant si c’était les 99 ans du cinéma indien ou les 101 ans. Le sens de tout cela, c’est la présence de nombreux Indiens ici. Maintenant en Inde, il y a une prise de conscience des festivals et comment un film s’exporte, en dépassant notre public traditionnel. Nous sommes 1,2 milliard mais nous ne sommes pas obligés de nous parler uniquement à nous-mêmes. Nous devons communiquer avec les 6 milliards de personnes sur la planète et nos histoires doivent s’adresser à chacun.

Les investissements des productions vont vers des films avec chants et danses et moins pour des films comme le nôtre. Nous avions le désir de parler à tout le monde et nous ouvrir sur le reste du monde.
Cet hommage est la possibilité de communiquer au monde et je sens que le monde a envie d’écouter ce que nous aimerions leur raconter sur les Indiens.

Question : La coopération internationale est indispensable pour un film comme le vôtre, ne pensez-vous pas ?
Ritesh Batra : L’économie et la création marchent main dans la main. En Inde, certains films sont si saturés et tapageurs, nous avons besoin qu’ils se surpassent pour nous attirer. Mais pour des histoires qui s’exporteront, cela ne fonctionne plus. Nous avions besoin d’équilibrer et aussi d’inclure des éléments créatifs étrangers, notre compositeur vient d’Allemagne, notre coloriste vient de France. La créativité de ce film n’est possible que parce qu’il y a des créateurs venant de partout et pas seulement d’Inde.

Question : Avez-vous quelques projets en cours ?
Ritesh Batra : Je viens d’avoir une petite fille, née 5 jours après le tournage. C’est le nouveau projet, elle a 7 mois. Mon prochain film sera localisé à Bombay aussi, il s’appelle Photograph, un genre d’histoire d’amour, où il y aura plus de sexe, à la différence de The Lunch Box. Le processus d’écriture est captivant donc je travaille là-dessus mais je ne sais pas combien de temps cela va me prendre.

Propos recueillis par Brigitte Leloire Kérackian
Festival de Cannes 2013

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