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Mani Ratnam - Son cinéma

Publié samedi 31 mars 2007
Dernière modification vendredi 7 mars 2014
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Par Gandhi Tata

En plus de 20 ans de carrière, Mani Ratnam s’est bâti une filmographie qui reflète ses engagements, sa vision de la société et des gens qui la composent. Son cinéma est à la fois : social, politique et humain, les sujets peuvent fédérer ou diviser, on peut aimer ou détester ses œuvres, mais jamais elles ne laissent indifférent…



**La trilogie du terrorisme**
Mani Ratnam n’est pas seulement un réalisateur social et un perfectionniste quand il s’agit des qualités techniques de ses films, il est farouchement engagé et sensible aux fléaux tels que le terrorisme, les émeutes religieuses ou les crimes militaires dont l’Inde est victime.
Roja marque le début de sa trilogie sur ces problèmes qui rongent la nation. Le film sorti en 1993 est un succès colossal. Doublé dans les principales langues du pays, Roja expose pour la première fois au grand public, les violences qui règnent au Cachemire. Au-delà de la pluie de récompenses récoltée, ce long-métrage rejoint le patrimoine culturel du pays, devenant le film le plus diffusé sur les chaînes satellitaires durant les fêtes nationales.

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Les indépendantistes kashmiris dans Roja

Les émeutes violentes de 1993 qui ont opposé hindous et musulmans sont un épisode noir de l’histoire indienne, Mani choisit donc d’y situer l’action de son film Bombay pour faire passer un message de tolérance et de paix… L’année de sa sortie (1995), la réussite est à nouveau au rendez-vous, mais le metteur en scène devient également la cible des islamistes radicaux qui lui reprochent d’être anti-musulman. Une bombe est découverte au domicile de Mani Ratnam et il échappe de peu à un attentat.

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Bombay - une famille déchirée lors des émeutes de 1993

Le dernier volet de sa trilogie marque aussi l’entrée de Mani Ratnam dans l’industrie de Bollywood : Dil Se.. réunit Shah Rukh Khan et Manisha Koirala, mais rompt avec le "politiquement correct" en dénonçant la situation désespérée des peuples de l’Assam et les crimes de guerre perpétrés par certains militaires indiens. Dil Se.. est un film qui dérange et tranche radicalement avec le sentiment pro-national de Roja, tout naturellement c’est un flop, mais Mani s’est affirmé comme un réalisateur et producteur courageux.

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Communion terroriste avant un attentat dans Dil Se..




**Les relations conjugales**
Mani Ratnam a toujours accordé une place de choix aux relations humaines dans ses films. Généralement au centre de ses intrigues, ces séquences dramatiques ou romantiques sont criantes de réalisme.

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Mouna Ragam

Mouna Ragam et Alaipayuthey / Saathiya sont des films importants dans sa carrière, ils lui ont permis de gagner et regagner les faveurs d’un public qu’il a failli perdre. Ces deux œuvres font partie du cycle sur les relations conjugales, car elles abordent un sujet rarement traité dans le cinéma indien : l’après-mariage… Généralement, la plupart des films se terminent sur le "happy-end" classique, ponctuant par une jolie cérémonie une relation amoureuse qui aura résisté aux pressions familiales, aux différences de classes sociales ou religieuses ; mais peu de cinéastes poussent la réflexion sur la vie maritale, sans doute pour ne pas briser l’enthousiasme des spectateurs qui repartent le cœur tranquille après avoir assisté à un conte de fée sur grand écran.

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Alaipayuthey

La force de Ratnam est d’avoir osé montrer les coulisses d’une union au départ idyllique mais qui peut se révéler délicate : un mari devant faire oublier le traumatisme amoureux de sa femme ou un jeune couple face aux retombées de son mariage précipité. Les spectateurs vibrent devant la tension de ces situations et se retrouvent en ces personnages vulnérables et fragiles, tout comme eux. La passion ne se reflète pas seulement à l’écran mais aussi dans la réalité, entre le public et son réalisateur, c’est aussi pour cette raison que ce cycle est primordial dans sa filmographie.

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Saathiya, remake d’Alaipayuthey




**Le thème de l’enfance**
On dit souvent que les enfants sont des acteurs-nés, leur capacité à jouer est quasiment naturelle à cet âge-là, mais encore faut-il avoir le talent pour faire ressortir ce don et le capturer à la caméra. De nombreux réalisateurs se sont brillamment illustrés dans cet exercice, on pense bien sûr à Sanjay Leela Banshali dans le récent Black, mais le travail de Mani Ratnam avec les enfants est tout simplement incomparable et inégalé à ce jour dans le cinéma indien.

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Sur le tournage de Kannathil Muthamital : Mani Ratnam dirige Madhavan et P.S.Keertana

Après Anjali, Kannathil Muthamital est venu confirmer la facilité de Ratnam à extraire une performance d’exception d’un enfant. Sa première expérience est de loin la plus impressionnante, c’est Shamili, âgée de moins de 4 ans, qui incarne le personnage-titre d’Anjali, une enfant déséquilibrée mentalement qui affronte le regard cruel des adultes et essaye de gagner l’amour des siens. La petite fille est absolument bouleversante, personnellement, c’est l’un des rares films à m’avoir ému au point de me faire déprimer, inoubliable ! Chacun de ses regards, de ses gestes, de ses cris est spontané, ce n’est plus un personnage qu’on voit évoluer, c’est Anjali et je peux vous assurer que le paroxysme émotionnel qu’on atteint à la scène finale est aussi fort qu’insupportable pour les plus sensibles, seul Ratnam est capable de nous offrir des moments pareils avec des acteurs qui n’ont même pas 10 ans.

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Inoubliable Anjali interprétée par Shamili

Kannathil Muthamital est d’un tout autre calibre, le sujet de fond est l’exode srilankais mais la quête de vérité d’Amudha sur sa mère biologique est l’intrigue principale du film. La difficulté ici, a été d’obtenir une prestation d’adulte de la part de P.S. Keertana qui joue la fillette âgée de 9 ans. Malgré la présence d’acteurs confirmés tels que Madhavan, Simran ou Prakash Raj, c’est P.S. Keertana qui est l’attraction de ce film. Son jeu est nuancé selon les moments, elle est capable de décupler la force d’une scène sur une combinaison de regards, de nous faire ressentir l’atmosphère d’un passage par une modulation de voix ou une mimique. Les deux petites obtinrent des National Awards pour leurs performances respectives.
Et si Ratnam arrive à faire aussi bien comprendre à ses jeunes comédiens ce qu’il attend d’eux, on peut imaginer son aisance avec les plus grands…

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Amudha dans Kannathil Muthamital




**Le crime**
Dans les films de Ratnam, le parrain de la mafia ou l’homme de main n’est pas un simple héros ou anti-héros, c’est avant tout un homme à la fois endurci par les violences qu’il a subies et vulnérable à cause du lourd passé qu’il traîne derrière lui. Le héros au grand cœur forcé de prendre les armes pour défendre les siens n’est qu’une carapace, la complexité du personnage dont les actes violents tranchent avec son côté humain, est la caractéristique des gangsters de Mani Ratnam.

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Velu Bhai prépare sa vengeance - Nayakan

Velu Nayakan (Nayakan) et Surya (Dalapathi) ont en commun leur enfance meurtrie, l’injustice qui les conduit à intégrer le cercle criminel et la justice qui finit par les rattraper. Pour le cinéaste, le crime ne paie pas et le retour est toujours à la hauteur de l’acte commis.
Pagal Nilavu est le premier film qui s’intéresse de loin au crime, Nayakan et Dalapathi en revanche sont d’authentiques polars mafieux. Nayakan est une sorte de biopic basé sur la vie de Varataraja Mudalhiar qui a réellement vécu dans les bidonvilles de Bombay, alors que Dalapathi est une transposition moderne du Mahabharata, qui reprend l’affrontement de Karna (nommé dans le film Surya, le dieu vénéré par Karna) et Arjun (comme dans le récit mythologique).

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Surya face à la justice - Dalapathi

Enfin, autre aspect du crime vu par Mani Ratnam, dans Yuva / Ayutha Ezhutu on retrouve le personnage de Lallan/Inbashekar, un gangster totalement déshumanisé, capable des pires atrocités et dénué de toute morale. Avec ces héros à part, le cinéaste nous prouve qu’il est capable d’avoir plusieurs visions sur le même thème.

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Ayutha Ezhutu




**Les hommages**
Beaucoup de réalisateurs ont peur d’avouer leur admiration pour un homologue, probablement par égard pour leur ego et pour ne pas être taxés de plagiat.

Mani Ratnam est un passionné de cinéma avant d’être le professionnel qu’on connaît, et c’est sans difficulté qu’il a ouvertement rendu hommage aux films et cinéastes qu’il admire : Nayakan est sa relecture du Parrain de Coppola. Pourtant, il ne s’agit pas d’une copie car sa version s’inspire de faits réels et indiens mais il reprend le style de l’original avec notamment l’interprétation de Kamal Hassan qui témoigne du respect porté à l’illustre Marlon Brando.

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Vito Corleone \ Velu Nayakan

Fan de la série des Indiana Jones et de Butch Cassidy et le Kid, Ratnam s’associe à Ram Gopal Varma pour écrire Thiruda Thiruda, l’histoire de deux voleurs et d’une fille lancés à la poursuite d’un convoi d’argent, le scénario totalement déjanté rempli de scènes d’aventures périlleuses est un clin d’œil aux courses-poursuites d’Indy imaginées par George Lucas.

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Butch Cassidy et le Kid revisité avec Thiruda Thiruda

La Guerre des Etoiles est également source d’inspiration pour notre cinéaste qui met en scène dans Anjali un passage musical qui s’inspire des meilleures séquences de la trilogie des étoiles et un autre où les enfants s’envolent en vélo pour faire le tour du monde, une idée empruntée à E.T. de Spielberg. Enfin, le concept des destins croisés et le mode de narration de Yuva / Ayutha Ezhutu est directement repris d’Amours Chiennes d’Alejandro Inaritu, réalisateur du récent Babel.

**La musique**
On ne peut pas parler de Mani Ratnam sans évoquer la musique, qui fait partie intégrante de son style et de son succès. Le producteur et réalisateur est particulièrement fidèle dans ses choix : au début de sa carrière, sa collaboration avec Ilaiyaraja nous a donné certaines des plus belles bandes son du cinéma indien, notamment celle de Dalapathi classée dans le Top 100 mondial des meilleures BO par la BBC.

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"Adhi raakama kaiya tathu !" Rajnikanth se déhanche sur cette chanson désormais culte !

C’est Mani Ratnam qui a lancé la carrière d’un jeune musicien débutant, AR Rahman, dont Roja en 1993 est la première BO. Depuis, tous les films de Mani Ratnam sont le fruit d’une collaboration exclusive avec AR Rahman, sans doute le plus grand compositeur de musiques de films depuis vingt ans. On peut citer dans les BO les plus significatives, celle de Dil Se.. et celle de Bombay, dont le thème a été repris par Deepa Mehta dans Fire, et qui reste un classique.

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Dil Se.. - L’une des meilleures B.O. d’AR Rahman




**Son univers**
On trouve beaucoup d’allitérations dans les films de Mani Ratnam : des décors, des situations ou encore certains éléments de la nature propres à son univers. Ces récurrences ne sont pas fortuites, chaque élément est un acteur à part entière et trouve sa place dans la narration.

Pour exemple, un film de Mani sans pluie est impensable, car elle est naturellement présente pour marquer un moment d’émotion comme dans Kannathil Muthamital lorsque Amudha retrouve ses parents, ou encore au premier émoi d’Amar dans Dil Se...
Nombreuses sont les situations où cette averse apporte de la poésie et permet au réalisateur de rapprocher les personnages.

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Alaipayuthey - Madhavan, Shalini et la pluie

On remarque souvent que ses héros se retrouvent, se voient pour la première fois ou encore tombent amoureux dans une gare ou un train, ce sont les décors fétiches de Mani Ratnam : les amoureux d’Alaipayuthey se revoient dans un train, le couple de Mouna Ragam s’y réconcilie, Shekar retrouve Banu à l’entrée de la gare dans Bombay, sans parler de la rencontre et de la fameuse chanson sur le toit du train Chaiye Chaiye dans Dil Se.. Cet univers fait partie intégrante de la signature de Ratnam.

**Son film préféré**
Chaque cinéaste a son projet de rêve qui lui tient à cœur et dès son premier succès, il commence à nourrir cette ambition en secret, jusqu’à espérer un jour le porter à l’écran, soit par ses propres moyens, soit grâce à un producteur qui lui laissera la liberté de le faire.
En général discret, Mani Ratnam réagit pourtant souvent à propos d’Iruvar dans les interviews, clamant que c’est son meilleur film.

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Iruvar - Mohanlal dans le rôle d’Anandan

Premier projet produit par sa société de production Madras Talkies, Iruvar est incontestablement son film le plus personnel, pour lequel il s’est entièrement investi, il suffit de voir les moyens mobilisés et le sujet traité. Le casting est de toute beauté, avec Mohanlal (Company, Manichitrathazhu), un acteur peu connu du grand public, mais l’un des monstres sacrés du cinéma indien et sûrement le plus récompensé de ces dernières années ; à ses côtés, on retrouve le meilleur méchant du sud de l’Inde : Prakash Raj, primé aux National Awards, sans oublier Aishwarya Rai dont c’est l’une des premières apparitions à l’écran. Autour de cette tête d’affiche improbable, Mani avait réuni tous ses acteurs fétiches.

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Aishwarya Rai & Mohanlal sur le clip de "Vennila vennila"

Esthétiquement, Iruvar reste à ce jour son travail le plus abouti ; à la fois simple et grandiose, cette collaboration avec Santosh Sivan (Asoka, Dil Se..) est un véritable régal visuel, le film fut récompensé pour sa photo. Enfin, il traite de la dangereuse proximité entre le monde du cinéma et celui de la politique dans l’état du Tamil Nadu ; un sujet qui fâche et donne matière à polémique car il se base sur les destins de MG Ramachandran (MGR) et M. Karunanidhi, deux amis à Kollywood devenus rivaux en politique.

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Cinéma et politique jouent la comédie du pouvoir….

Mani Ratnam ose tout dans ce long-métrage : rendre ouvertement hommage à MGR, la superstar des années 60-70, sans avoir peur d’être taxé de pro-DMK (le parti fondé par MGR), il se permet même de démonter le paysage politique tamoul en faisant une satire de la comédie du pouvoir qui se joue encore à Chennai. Engagé, culotté, dérangeant, Iruvar est une œuvre brillante avec des dialogues quasiment poétiques, écrits dans un tamoul littéraire oublié de la jeune génération.


Dans un état de l’Inde où la population vibre au rythme des élections et des sorties de films, Iruvar fait l’effet d’une bombe en 1997, les fans du défunt MGR perçoivent l’hommage comme une insulte, les supporters de M. Karunanidhi se joignent à eux pour brûler les écrans. Le naufrage fut à la hauteur des ambitions de Mani Ratnam, mais il nous reste au final, une œuvre de qualité comparée par un journaliste à Citizen Kane.

**Les acteurs**
Mani Ratnam est un perfectionniste, capable de retravailler avec acharnement la moindre séquence pour la recomposer et lui donner un réel sens. Méticuleux, il l’est également, au point de tourner certaines scènes dans Anjali à hauteur de la fillette pour rendre au public, le regard de la petite sur le monde qui l’entoure. Les acteurs aiment travailler avec Ratnam, car d’une part c’est un honneur et d’autre part, ils savent que cet homme est capable d’améliorer leur niveau de jeu et d’étoffer leur registre.

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l’ultime "Superstar" Rajnikanth

Kamal Hassan et Rajnikanth ont pu avoir des rôles à la mesure de leur talent dans Nayakan et Dalapathi, Abhishek Bachchan ne cesse de remercier le réalisateur pour lui avoir offert le rôle de Lallan dans Yuva, qui lui valut un Filmfare Award et lui permit de faire découvrir au public des facettes insoupçonnées de son talent. Lorsqu’on demande à Shah Rukh Khan de choisir entre Karan Johar et Mani Ratnam, sans hésitation sa préférence va à "Mani Sir", même s’il doit ses deux plus gros succès à Karan.

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Shah Rukh "King" Khan




**La touche Ratnam**
"Le cinéma, c’est l’écriture moderne dont l’encre est la lumière", disait Jean Cocteau, Mani éclaire les esprits par des films en général sombres par leur sujet mais lumineux dans la façon du réalisateur de les traiter, dans l’humanisme qu’ils portent. La photo est parfois volontairement obscure, mais toujours extrêmement soignée, travaillée, avec des dominantes colorées qui correspondent à l’état d’esprit de ses personnages ou aux épisodes de ses films, soutenant la mise en scène de façon efficace et subtile : la Ratnam touch.


L’homme s’est imposé dans le cœur des Indiens, ses films comme Roja et Bombay ont provoqué des polémiques, apporté une véritable réflexion sur les plaies de la nation, mais surtout rassemblé une population indienne en générale partagée, autour de la cause nationale.

Enfin je dois avouer que ses films ont eu une énorme influence sur la diaspora indienne. Faisant partie de celle-ci, je peux dire que ses œuvres m’ont beaucoup appris sur ma culture et mon pays, j’ai fièrement fait visionner les DVD de ses classiques à mes amis occidentaux. Durant mon adolescence, j’ai vibré au son des musiques d’AR Rahman, bref, pour moi comme pour beaucoup d’Indiens vivant à travers le monde, Mani Ratnam est une fierté nationale.
Pour tous ces films-cultes, ces moments d’émotion, je dis : MERCI "Mani Sir" !

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Un message de tolérance

Voir aussi la biographie partie 1.

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