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Interview de Pan Nalin

Publié vendredi 12 août 2016
Dernière modification jeudi 11 août 2016
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Par Brigitte Leloire Kérackian

Rubrique Entretiens
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Qualifié de « film de potes » féminin (« female buddy film »), Déesses Indiennes en colère est le portrait de femmes modernes, éduquées et entreprenantes qui sont lasses des pressions d’une société archaïque. Le film, sorti en France le 27 juillet 2016, a rencontré un beau succès dans toutes les salles. Sa bande-annonce énergique et son affiche colorée ont attiré les spectateurs pour découvrir une œuvre atypique.

Le réalisateur Pan Nalin est né dans le Gujarat. Diplômé des Beaux-Arts à l’Université de Baroda, il tourne quatre films d’animation et vingt courts-métrages, avant de s’installer à Bombay. Il fait ses débuts de réalisateur dans des publicités, et dans des films également. Ses documentaires ont été diffusés par la BBC, Discovery, Canal Plus et d’autres chaînes. Son documentaire : Ayurveda : Art Of Being a été reconnu et très prisé en Europe mais aussi en France, en étant projeté sur la chaîne Arte. Son film Samsara fut un succès récompensé par plus de 30 prix internationaux. Il a été juré de nombreux festivals dans le monde, aux côtés de personnalités reconnues du cinéma mondial. Pan Nalin répond à nos questions sur son dernier long métrage, qui délie les langues et entraîne des controverses dans son pays.


Brigitte Leloire Kérackian : Nous aimerions que vous nous décriviez les déesses qui vous ont inspiré, des femmes de la vie réelle que vous avez peut-être rencontrées.
Pan Nalin : Je me suis d’abord inspiré de la situation d’amies proches. Elles vivent en ville comme à Delhi, Bangalore ou Pune. Nous avions le sentiment qu’il y avait un grand écart entre ce que nous voyons dans le cinéma Bollywood populaire et la réalité des femmes. Le plus souvent le portrait des femmes dans le cinéma indien est celui des villageoises, dans des zones rurales. À partir du moment où on veut dépeindre une femme urbaine, elle sera toujours sophistiquée et très sexy. Il y a environ 300 millions de femmes vivant en ville et 320 millions qui vivent en zone rurale. Mais il n’y a jamais une description réaliste de leur quotidien. Je pensais que quelqu’un le montrerait au cinéma, mais cela n’est jamais arrivé. Plus j’échangeais avec ces amies et plus je me rendais compte que les histoires difficiles sont partout et si vivaces, pour créer un portrait réaliste des femmes indiennes modernes. Ces femmes illustrent la coexistence de la tradition et de la modernité. En Inde il est exceptionnel de les mettre en scène. J’ai commencé à écrire cette histoire il y a plusieurs années et cela m’a passionné !

BLK : Le fait que ces clichés sur les personnages féminins perdurent ainsi à l’écran, est-ce dû au fait que la plupart des réalisateurs soient des hommes ?
Pan Nalin : Je pense que oui. Nous avons des femmes réalisatrices à Bollywood mais elles construisent aussi leurs histoires sur des personnages masculins. Les héros principaux sont des hommes car tout tourne autour de la rentabilité au box-office. Un réalisateur (Pradeep Parkar) a essayé d’écrire sur une femme comme dans le cas du film Mardaani avec Rani Mukherjee (produit par Yash Raj Films). Mardaani serait une héroïne unique sans un homme à ses côtés, mais en fait son attitude était typiquement masculine et n’avait rien de féminin. Elle parlait comme un homme, elle se battait comme un homme ! Même avec des stars célèbres et les moyens d’un grand studio, le public n’a pas apprécié cette histoire car personne ne s’attache à cette femme se comportant en homme.
Il y avait donc un besoin de créer une représentation réaliste de ces femmes urbaines, de la classe moyenne supérieure. Elles parlent hindi, anglais, sont un peu occidentalisées, tout en aimant porter le sari. Notre approche a été de coller à la réalité.

Nous avons travaillé et pris des décisions en conscience, constamment. Nous avions des questionnements incessants, pour les dialogues aussi. Parfois, nous demandions aux actrices de se projeter dans leur quotidien. « Par exemple, dans la vraie vie, si vous êtes assises dans un restaurant, comment parlez-vous avec vos amies ? Est-ce que cela sonne comme dans la vie réelle ? » Nous leur demandions tout le temps d’être naturelles, de garder leur langage corporel habituel.
Il a été primordial de créer un environnement propice à leur improvisation. Même si je leur montrais où la lumière me semblait bonne etc… je leur demandais de proposer le positionnement qui leur paraissait naturel.
Avant le tournage effectif nous avons eu cinq semaines de préparation pour qu’elles travaillent uniquement sur leurs personnages, leurs attitudes, leurs manières de s’exprimer, leurs forces et faiblesses, leur coiffures, leurs styles. Elles se sont inspirées aussi de leurs amies, de leurs sœurs et de personnages de la vie réelle.

BLK : Quelles étaient les principales difficultés d’écrire sept personnages qui doivent à un moment donner se rencontrer et agir ensemble dans une seule histoire ?
Pan Nalin : En Inde, en réalité, quand quatre, cinq ou six femmes se rencontrent, chacune aura deux ou trois problèmes à régler au minimum. Donc, quand vous rassemblez sept femmes cela vous fait vingt problèmes en cours. On m’a critiqué pour cela, car elles ont tant d’affaires à résoudre ! L’activisme de l’une, le harcèlement sexuel d’une autre…
Mais c’est la pure réalité en Inde ! Nous n’avons pas de psychanalystes, ni de psychothérapeutes donc les amis sont ceux avec lesquels nous pouvons tout dire. La plupart des garçons et des filles partagent des secrets avec leurs amis qu’ils ne révéleront jamais à leurs parents, en particulier tout ce qui concerne la vie amoureuse !

BLK : Le Bureau de censure vous a demandé de supprimer des scènes, lesquelles ont été coupées ? La version pour la France est-elle complète ou censurée ?
Pan Nalin : Dans le monde entier, sauf en Inde, la version complète a été projetée. Les journalistes indiens ont pu avoir en projection spéciale une version complète. En revanche, dans les 450 salles indiennes, la version coupée a été projetée. Cette version un peu édulcorée avait supprimé les mots vulgaires, pas de mot « F » (Fuck en anglais) ni de paroles insultantes pour les hommes, comme cette scène où elles voient un garçon arriver en face d’elles, le commentaire a été coupé. La thèse était que si un homme considère une femme comme un « met », c’est acceptable dans la société mais l’inverse est intolérable. Un homme peut proférer des injures, mais c’est impossible pour une femme !

BLK : Pensez-vous qu’un tel film puisse avoir un impact sur la société car vous parlez de phénomènes de sociétés extrêmes : le harcèlement sexuel, le viol, les violences faites aux femmes ?
Pan Nalin : Cela a généré de nombreux débats et les gens se sont exprimés. À la sortie du film les actrices ont été invitées sur des plateaux de télévision, dans des émission célèbres, sur NDTV ou Bharka Dutt Show qui habituellement ne convoquent pas des personnes comme nous. Des personnalités de tous bords, des politiciens, des stars de Bollywood, ont parlé du film comme d’une inspiration pour aborder ces sujets. Depuis la sortie, en décembre 2015, nous en parlons dans des universités, des lycées. Les actrices ont été interpellées par des jeunes pour échanger et partager leur expérience.

BLK : Avez-vous parlé avec des hommes sur le statut des femmes ?
Pan Nalin : Ils étaient de deux catégories. Certains ont vraiment beaucoup aimé le film et ils disaient que non seulement des femmes, mais surtout des hommes, devaient voir ce film. Des grands réalisateurs et producteurs de Bollywood ont été sur les réseaux sociaux pour recommander ce film, en particulier aux hommes, pour qu’ils comprennent mieux leurs épouses, leurs amies. Mais, comme partout, nous avons l’extrême droite, des fondamentalistes qui ne voient les femmes que dans leur cuisine. Ces groupes politiques ou religieux ont été très agacés et ils nous ont même envoyé des menaces de mort. Ils nous reprochaient d’avoir blasphémé en montrant ces femmes comme des déesses, des femmes en train de fumer et de boire. Ils sont minoritaires et ils ont approuvé les coupures du Bureau de censure.
Nous ne les avons pas rencontrés en direct mais lors de conférences, au cours des débats, des hommes ont proclamé que les femmes violées étaient responsables. Ils disaient : « À quoi vous attendez-vous quand une femme se rend dans un bar à Delhi, portant un short et sans manches ? En tant qu’hommes, nous sommes tentés pour la violer ! » Ils les considèrent comme des filles faciles.

L’Inde est devenue un pays capitaliste, de façon très rapide, donc les générations n’ont pas eu le temps de rattraper l’éducation nécessaire pour faire face à cette modernité. Par conséquent, il y a un fossé entre des gens qui sont partagés entre des valeurs traditionnelles et des attitudes plus modernes.
Nous avons entendu des histoires comme celle d’une jeune fille confiant à ses parents qu’elle avait été violée. Les parents, au lieu de porter plainte, préfèrent cacher l’affaire sinon elle ne pourrait pas se marier. Les victimes sont considérées comme les coupables ! Dans un instinct de survie, elles se taisent et essaient de vivre avec.

BLK : Si elles décident de poursuivre en justice les violeurs, que se passe-t-il avec la Justice ? Que font les juges ?
Pan Nalin : Les juges sont très équitables et condamnent sévèrement les auteurs de viol, souvent par la peine de mort. Si les femmes portent le crime en justice elles auront gain de cause, mais que se passe-t-il ensuite ? Leur photo sera publiée partout. Leurs amis sauront qu’elles ont été violées, et alors trouveront-elles un mari ? Elles vivent toutes ces peurs. Des personnes essaient de les défendre. L’Inde est un pays de contradictions et d’extrêmes !
Des femmes indiennes connaissent de graves problèmes mais il y a en aussi qui ont de grands succès. L’Inde a le plus grand nombre de femmes PDG au monde, plus qu’aux USA ! Au Parlement indien, il y a proportionnellement plus de femmes élues qu’en France. Notre Premier ministre femme a été élue à la fonction suprême trois fois. Il y a donc aussi des personnages très inspirants de femmes qui réussissent malgré les obstacles, les traditions. Avant ces dix dernières années, la littérature et l’art étaient dominés par les hommes. Depuis dix ans les auteurs à succès sont tous des femmes. Il y a même une compagnie aérienne commerciale dont le personnel naviguant est uniquement composé de femmes, le pilote, le copilote, les hôtesses etc… ce qui n’existe pas en Occident.

BLK : Tannishtha Chatterje est l’actrice la plus connue de votre équipe, elle a joué dans Gulaab Gang, Sunrise, La Saison des femmes, des personnages féminins très affirmés. Pourquoi l’avez-vous choisie ?
Pan Nalin : Elle fait partie des premières personnes à qui j’ai parlé de cette histoire il y a de nombreuses années, en 2010 environ. Elle voulait vraiment jouer dans ce film car elle le considérait comme très important.
Nous ne trouvions pas de producteur qui accepte de financer le projet, et finalement nous avons trouvé des investisseurs individuels. On avait des objections car ils pensaient qu’un film avec uniquement des actrices ne pourrait pas être bien classé au box-office.

Cela a finalement bien marché en Inde mais nous n’imaginions pas que nous serions en butte au monopole de Bollywood dans la distribution de films. Nous nous sommes rendus compte que toutes les salles étaient la propriété de grands groupes de Bollywood et l’autre obstacle était dû au fait que nous n’avions pas de héros célèbre. Avec les réseaux sociaux qui ont soutenu la distribution, les 450 salles ont été bien remplies dans les villes principales. Un film Bollywood sort au moins dans 2000 salles. La bonne réputation du film et les critiques ont attiré les gens. Du coup, les médias les plus populaires ont parlé du film. Une chaîne de télévision a acheté les droits et plus tard, après la diffusion, il sera disponible sur Netflix.

En France, nous avons reçu énormément de commentaires très positifs et cela ne s’arrête pas. Nous avons fait une tournée en Belgique, en Espagne, en Allemagne et au Portugal avec tout le groupe des actrices pour la promotion du film. Les premières ont systématiquement connu un grand succès public. Au Portugal, le magazine Vogue a sponsorisé la soirée de la première. En Espagne, le sponsor était MTV.
Le Figaro, Le journal du Dimanche et Marie Claire ont regretté que nous n’ayons pas pu faire venir les actrices à Paris pour la couverture média. Toutes les réactions en Europe sont vraiment très positives, alors que nous n’étions pas certains de l’accueil là-bas. Certains sujets étaient peu exportables, comme l’article 377 qui interdit l’homosexualité… Nous gardons précieusement les emails de nombreuses spectatrices qui réagissent après ce film. Nous avions des discussions dans chaque pays après les projections, et les femmes donnaient des informations sur les différents types d’harcèlement sexuel qu’elles connaissent dans leurs pays.


Propos recueillis et traduits de l’anglais par Brigitte Leloire Kérackian. Août 2016.

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