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Trois réalisateurs indiens à Paris

Publié jeudi 30 janvier 2014
Dernière modification mercredi 29 janvier 2014
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Par Alineji, Savoy1

Rubrique Entretiens
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Les trois metteurs en scène étaient présents à Paris, ensemble, invités au Forum des Images, pour la manifestation Un Etat du monde et du cinéma. Lors de la table ronde sur « Les enjeux du cinéma indépendant indien contemporain », le 16 novembre 2013, ils ont fait part de leurs expériences et donné leurs avis sur le cinéma indépendant et plus largement sur le cinéma indien en général. Ces points de vue, de l’intérieur, étaient passionnants. Laurent-Savoy1 et Alineji étaient dans la salle, ils ont noté et commenté quelques-uns des propos tenus.

Amandine d’Azzevedo, modératrice, présente les invités et introduit la discussion. Le tour de table débute par le retour d’expérience des trois réalisateurs présents. Point commun entre eux : les sujets jugés non commerciaux, dits sérieux, la volonté de s’affranchir du star-system et des codes du cinéma industriel, et l’usage de langues autres que l’hindi.

Amandine d’Azzevedo : « Comment définiriez-vous le cinéma indépendant ? »

Aparna Sen : « A l’époque où j’ai débuté, on l’appelait le cinéma parallèle. Mon premier film a été facile à réaliser. J’ai eu le soutien de Shashi Kapoor qui a produit mon film [il s’agit de 36, Chowringhee Lane]. Le deuxième film a été facile aussi [Paroma]. Après un troisième film à gros budget qui a fait de grosses recettes, j’ai fait un film cinq ans plus tard, puis j’ai attendu sept ans et réalisé un nouveau film à petit budget « House of memories » [Paromitar Ek Din = un jour de Paromita]. Pour Mr. et Mrs. Iyer [projeté au Forum des Images], impossible d’avoir une star, j’ai pris ma fille [Konkona Sen Sharma]. Si on réussit à avoir de grandes stars on obtient de gros budgets. Les films se font en fonction du budget. »

Pour elle, d’un point de vue pratique, l’argent apporté par la présence d’un nom connu au générique égale le moyen d’avoir accès à un rail de travelling, ou à des projecteurs. Sinon, il faudra faire avec les lieux de tournage et leur lumière naturelle. Ce que confirment à leur tour Onir et Umesh Kulkarni.

Umesh Kulkarni : « Je fais des films en langue marathi. Mon premier film [Valu, the Wild Bull, en 2008] a eu un taureau comme héros, on me demandait de faire un film Bollywood, les producteurs ne voulaient pas d’un taureau pour héros. Alors, ma famille, mes amis l’ont financé. On a réalisé le film qui a eu beaucoup de succès et les producteurs m’ont appelé. Faire un premier film est toujours très problématique. »

Onir : « Pour mon premier film [My brother… Nikhil], je n’avais pas de taureau, mais un personnage homosexuel. Les producteurs me demandaient s’il ne pouvait pas au moins être bisexuel. Comme Umesh, j’ai fait appel à mes amis. Le film a bien marché. Depuis mes films sont toujours faits avec les amis, en indépendant. Mais, financièrement faire des films indépendants devient de plus en plus difficile, aussi je fais appel au crowdfunding [= financement participatif, collecte de dons].
Je ressens une sorte de censure qui rend le financement de plus en plus dur. Le fisc m’a écrit pour me signaler que le crowdfunding n’était pas légal, j’ai dû rendre l’argent, mais heureusement toutes les personnes qui avaient donné ont reversé l’argent sur mon compte personnel. Pour moi, être producteur de mes films n’est pas un choix, mais m’a été imposé. »
Aparna Sen qui est intervenue la première, est de la "vieille école", celle où il semblait à priori impossible de se passer de producteur. L’actrice-réalisatrice est plutôt admirative de ces jeunes qui s’occupent de tout. Mais ce n’est pas sa tasse de thé, elle s’en sentirait tout bonnement incapable, elle a déjà fort à faire en tant que réalisatrice.

Hubert Niogret, auteur du documentaire Les cinémas indiens, du Nord au sud, retrace ensuite brièvement le parcours du 7e art indien depuis ses origines, en mettant en perspective les situations historique et géographique du sous-continent. Le constat le plus évident étant que l’Inde est constituée de multiples Etats, chacun avec une culture et une langue propres. La langue est l’ultime écueil, pour permettre ou empêcher la diffusion de la culture parlée, qui ressurgit dans le cinéma. La production de films, aussi importante soit-elle, reste au final localisée à son Etat d’origine, la population du Sud n’ayant par exemple que faire du cinéma et des stars de ses voisins du Nord. Ce qui fait que les stars tamoules ne sont pas connues au Bengale et vice-versa. Indépendant ou non, le même sort est réservé à chacun. L’enjeu financier, ou la difficulté du sujet, sont encore des obstacles supplémentaires à la situation préexistante.
« Vers 1970, se crée un cinéma parallèle qui casse l’esprit de ces différents cinémas, il est impulsé par Shyam Benegal, lié au Parti Communiste indien, ce qui l’a beaucoup aidé économiquement et lui a permis de faire émerger une cinématographie indépendante, plus politique. Les cinémas du Sud sont actuellement plus prolifiques que ceux du Nord (celui de New Delhi en particulier) et ils considèrent très mal le cinéma du Nord et en Hindi. »
Le critique commente ensuite l’évolution du parc des cinémas : « Avec le cinéma mainstream [= grand public, au sens large, ou globalisé], des réseaux d’indépendance se sont constitués aussi, grâce à l’apparition des multiplexes qui permettent la diffusion des films indépendants, grâce à des capacités d’accueil de salles plus adaptées, ces dix dernières années. »

Onir : « Je ne suis pas d’accord avec cela, lors des grosses sorties [de l’industrie du cinéma], toutes les salles sont réservées à ces grosses productions. Et les salles réservées à nos films sont en matinée par exemple, lorsque les gens sont au travail, et nos films sont déprogrammés au bout de trois jours seulement, par exemple, même pas une semaine. »

Aparna Sen : « Et, il n’y a pas de recours possible. Les très grosses productions, quant à elles, sortent 3000 ou 4000 copies et leur budget publicitaire est aussi important que le reste du budget. Ils récupèrent les fonds au bout d’une semaine d’exploitation, donc c’est sans risque, sans problème pour les producteurs. »

Onir : « A propos de la publicité, la presse, comme le Times of India, etc., les réseaux des médias ne publient de critiques que si on paye pour un article. Les multiplexes stoppent en fait la diffusion des films difficiles. Les multiplexes projettent des films qui procurent du plaisir, non des films qui font réfléchir ou qui dérangent. Le marché du DVD est lui aussi en baisse. Les films indépendants survivent par le bouche à oreille, ce que ne permettent les multiplexes. Et, il n’existe pas en Inde de vrai magazine de critique cinématographique, comme les Cahiers du Cinéma en France. »
Le constat général, bien évidemment – cela est suggéré –, est identique à ce qui se passe ailleurs dans le monde du multiplexe.

Charles Tesson, délégué permanent de la Semaine de la Critique à Cannes, et aussi passionné de séries B, et de cinéma asiatique, dans sa globalité et ses diversités [« Hong Kong cinéma » avec O. Assayas, ou « Akira Kurosawa », aux Cahier du cinéma] : « Les festivals ont un impact certain pour la diffusion du cinéma indépendant. Satyajit Ray a été aidé par le festival de Venise, son film Aparajito [Lion d’or en 1957] est un film qui n’a pas plu en Inde. Le cinéma indépendant est souvent tourné en extérieurs, sans stars, il est esthétique. Je pose une question, le cinéma régional est-il un cinéma indépendant ?
Pour en revenir aux festivals, Un bon exemple de leur rôle est donné par The Lunchbox. C’est une nouvelle échelle. Le film se vend très bien à l’étranger, la donne est en train de changer. »

Aparna Sen : « Il y a un changement dans le système marketing aujourd’hui. Maintenant, il n’y a pas de temps pour le bouche à oreille et personne n’est plus intéressé par la classe rurale de nos jours. [elle fait référence au cinéma de Benegal et à celui de Ray] »

Umesh Kulkarni : « Il est difficile de faire un film indépendant à cause de la mafia de Bollywood [sic], mais grâce à la présence des réseaux sociaux Twitter ou Facebook, le crowdfunding, peut faire exister nos films, nous nous battons. Grâce à la TV aussi, nos films existent dans le temps s’ils sont de qualité. »

Aparna Sen : « La NFDC [National Film Development Corporation, organisme officiel indien d’aide au cinéma] s’est longtemps plus intéressée au budget d’un film qu’à son contenu. »

Onir  : « Un budget pour la distribution est également nécessaire [après la production] pour faire un film. On assiste à une amorce de changement, il existe un fond de soutien pour la distribution au niveau national, mais pas d’efforts pour les langues [autres que l’hindi ou l’anglais]. »

Hubert Niogret : « Pendant longtemps en effet, il y a eu un oubli de la distribution. »
Charles Tesson parle des jeunes réalisateurs qui sont également producteurs et interroge Onir sur I am, tourné en 6 langues différentes.

Onir : « Le film a été sous-titré en anglais, c’est une chose mal acceptée en Inde. [confirmé par Hubert Niogret] L’anglais n’est pas parlé dans les zones rurales. Le Tamil Nadu est un bon exemple de cela, la population y est peu éduquée et ne va pas voir des films sous-titrés. Aujourd’hui les grosses productions sont doublées en plusieurs langues ou même tournées en doubles versions, mais cela est impossible pour les films indépendants. »

Aparna Sen : « Si les films finissent bien, le public suivra ; si le film est difficile ou finit mal, le public ne suivra pas. Il faudrait, si les gens le veulent, avoir une chaîne dédiée. »
Elle soulève ensuite la question du financement des films, des financements étrangers.

Onir : « Actuellement, il y a une recherche de coproductions, plus en Europe qu’aux Etats-Unis. Les montages de ce type sont de plus en plus importants. »

Umesh Kulkarni : « The Lunchbox est le parfait exemple de cela.
[Ils rejoignent ce que nous avait dit Irrfan Khan quelques jours plus tôt, cf. son interview est ici] Les nouvelles technologies changent aussi la donne. »

Onir : « Les collaborations internationales enrichissent les films. »

Aparna Sen : « Je me rappelle que Satiyajit Ray était attentif à ne pas être trop indo-indien. »

Hubert Niogret et Charles Tesson relèvent que dans The Lunchbox, il n’y a pas de compromis de ce genre, pas plus que dans Qissa. Ils évoquent ensuite la question des certificats.

Onir : « Si le film n’est pas certifié U [tous publics], le film ne sortira jamais à la télé. Et, c’est un compromis dont on tient compte. »
A méditer aussi, sa réponse à une question concernant les coupes effectuées sur certaines bandes lors de leur diffusion télé : les droits cédés à une simple chaîne satellite pour l’un de ses films lui rapportent plus que la somme totale de toutes les projections en salle. Reste à savoir, si l’auteur accepte de courber le dos…

Les échanges avec le public, nombreux, sont vifs et enrichissants. A retenir, l’insistance sur l’intérêt, ou non, des coproductions internationales. Les trois réalisateurs interprètent cette évolution, c’est net, plus comme une opportunité de collaborer avec des équipes étrangères, que comme une obligation de s’adapter aux goûts d’autres publics. Souci qui guette toujours ces œuvres, destinées à faire le tour des festivals, à servir de vitrine respectable pour un pays à découvrir et faire découvrir.

Umesh Kulkarni : « [en réponse à une question sur la critique] il y a de bonnes choses à Bombay, mais pas de réseau organisé. »

Onir : « [en réponse à la question, qu’est-ce qui fait qu’un film marche et pas un autre ?] La chance pour un film tient parfois à un nom de studio, au nom d’un acteur, etc. C’est très triste parce que les gens ne savent parfois même pas qui est le vrai réalisateur. »

Aparna Sen : « Prenons le cas de Bodyguard, [quatre versions, la première Kaavalan en Tamul, les autres en hindi, kannada et telugu] qui est un bon film qui n’a pas marché, malgré les stars liés au film [Vijay et Asin dans Kaavalan, Salman Khan et Kareena Kapoor en hindi] »

Enfin en conclusion, une dernière intervention, celle de Charles Tesson. Il confirme l’intérêt croissant pour les cinématographies indiennes à travers le monde : « les films indiens circulent plutôt bien actuellement dans les festivals internationaux, ce changement a lieu grâce à Internet, aux réseaux sociaux et à l’émergence des classes moyennes notamment. » Il cite en complément, si ce n’est en opposition, à certains propos précédents, la présence du genre au sein de la production indépendante, par le biais du nouveau polar urbain, ou de réalisateurs tels que Ram Gopal Varma ou Anurag Kashyap. Un polar, comme il l’envisage, ou un film fantastique indépendant, peuvent avoir tout autant de choses à dire sur la société et les traditions qu’un film dit d’auteur [Remarques certainement assourdies par l’évocation répétée des « bêtes de festival » que sont The Lunchbox, qui s’apparente davantage au registre de la comédie, et The Ship of Theseus, méditation poétique et philosophique, tous deux présentés aussi au Forum des Images.]

In fine, il reste difficile de s’accorder sur une seule définition de ce qu’est le cinéma indépendant en Inde, que d’aucuns voudraient parfois, même parmi les réalisateurs présents, réduire à son aspect « art et essai » ou cantonner à des sujets graves.
On le voit, le cinéma indien, indépendant ou non, est en train de changer à grande vitesse, de briser les frontières entre catégories anciennes. On vous le dit, il y en aura pour tous les goûts et on ne va pas s’en plaindre !



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